2023-12-18

En ne parvenant pas à condamner une situation hypothétique où un étudiant appellerait au génocide des juifs, les présidentes d’Harvard, de Penn et du MIT, sont tombées dans le piège tendu par les élus conservateurs, qui dénoncent depuis des années la “cancel culture” des campus. Mais leur manque de clarté a aussi soulevé de nombreuses critiques à gauche.

New York (États-Unis).– Pendant plusieurs jours outre-Atlantique, trois femmes, trois présidentes d’université parmi les institutions les plus prestigieuses de la côte Est des États-Unis, ont fait les gros titres. Dans un rare consensus, parmi les membres de la classe politique, elles ont fait l’unanimité contre elles.

Dans la presse, il n’était plus question que de leurs auditions « catastrophiques” au Congrès, devant la Chambre des représentants le 5 décembre dernier, du”backlash” (retour de bâton), de la “tempête de feu” causés par les propos sur l’antisémitisme qu’elles sont toutes les trois accusées d’avoir tolérés sur leurs campus depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre.

Les questions que les élus de la Chambre des représentants (à majorité conservatrice) avaient à leur poser n’étaient pourtant pas, en apparence, des questions pièges. Les règlements intérieurs d’Harvard, du MIT (Massachusetts Institute of Technology) et de l’université de Pennsylvanie (“Penn”) autorisent-ils les appels au génocide du peuple juif ? a questionné Elise Stefanik, une élue de New York, ancienne d’Harvard et soutien de Donald Trump.

Claudine Gay, présidente de l’université Harvard, Liz Magill, présidente de l’université de Pennsylvanie, Pamela Nadell, professeure d’histoire et d’études juives à l’université américaine, et Sally Kornbluth, présidente du Massachusetts

Plusieurs incidents − des chants à la gloire de l’Intifada notamment, ou des slogans appelant à un territoire palestinien qui s’étendrait depuis les rives du Jourdain à la mer Méditerranée (From the River to the Sea) – ont créé la polémique ces dernières semaines. Ces faits vus et entendus sur les campus pouvant être considérés comme des appels à l’anéantissement d’Israël.

Contrairement à la France, où depuis 1972 des délits ont été spécifiquement créés pour lutter contre la provocation à la haine, le 1er amendement de la Constitution américaine sacralise aux États-Unis la liberté d’expression, y compris les appels à la violence. D’un point de vue strictement légal, les réponses des présidentes d’universités – à savoir que le discours seul n’est pas condamnable – étaient donc conformes aux textes de loi.

Alors pourquoi une telle controverse ? Qu’est-ce qui a conduit les gros donateurs à vouloir retirer des dizaines de millions de dollars de dons à ces universités ? Qu’est-ce qui a amené les médias, y compris ceux situés plutôt à gauche, à l’image du New York Times, à vilipender à travers plusieurs tribunes “l’hypocrisie” ou encore le “double standard” de ces présidentes ? Qu’est-ce qui, enfin, a poussé l’une d’elles, Elizabeth Magill, jusqu’ici à la tête de l’université de Pennsylvanie, à la démission ?

La réponse réside, en partie, dans le court mea culpa publié par Elizabeth Magill à l’issue des auditions. “Je n’étais pas concentrée sur le fait irréfutable, mais j’aurais dû l’être, qu’un appel au génocide du peuple juif est un appel à certaines des violences les plus terribles que les êtres humains puissent perpétrer”, a-t-elle regretté. Autrement dit, la question qui leur était posée était aussi une question morale.

La faute à la “cancel culture” Pour la droite américaine, en revanche, les raisons de ce “manque de concentration” seraient tout autres : tout serait de la faute à la cancel culture (“culture de l’effacement »), présumée dangereuse, et aux dérives du “wokisme” au sein de ces institutions progressistes. Sur les 171 villes identifiées aux États-Unis comme villes universitaires, deux sur trois votent dorénavant à gauche.

Une nouvelle génération d’étudiants semble favoriser la mise en place de restrictions de la liberté d’expression − ce que font déjà les universités privées. 55 % des étudiants, selon les derniers sondages, estiment que des orateurs ayant tenu des propos offensants ne devraient pas être autorisés à être invités sur leur campus. En particulier des orateurs ayant des vues conservatrices.

Le géophysicien Dorian Abbot, par exemple, a été canceled (banni) au MIT pour avoir critiqué la discrimination positive. Carole Hooven, une biologiste, a été mise à l’écart de Harvard, en raison de ses opinions sur ce qu’elle considère être les deux sexes biologiques. Amy Wax, une professeure de Penn, a, elle, été sanctionnée après des propos sur les résultats d’étudiants non blancs.

D’où l’accusation d’”hypocrisie” et de “double standard”. Alors que certaines minorités ont été protégées de certaines vues conservatrices, les juifs ne bénéficient pas d’une égalité de traitement. C’est en tout cas ce que le conflit entre Israël et le Hamas est venu révéler, pour ces détracteurs.

“Un grand nombre de groupes à gauche qui auraient pu être offensés par certains types de discours [sur les questions raciales ou de genre – ndlr] souhaitent désormais avoir une liberté d’expression qui permette de soutenir la cause palestinienne”, explique à Mediapart Jeffrey Kidder, professeur de sociologie à l’université du Northern Illinois.

Seulement, considérer la gauche “comme un bloc” uniforme serait pour ce professeur une erreur. Il existe notamment à gauche un mouvement non sioniste, juif, très actif, qui milite en faveur de la cause palestinienne.

“Pour les juifs non sionistes, la question est de protéger les droits d’une minorité [les Palestiniens – ndlr] contre un État déterminé à l’éliminer […] Qu’y a-t-il de plus juif que ça ?”, a par exemple déclaré au New York Times Eva Borgwardt, 27 ans, la directrice d’IfNotNow, un groupe de jeunes juifs non sionistes appelant à un cessez-le-feu.

Pour Vivian Bradford, professeur de communication à l’université Penn, “il y a maintenant un mouvement” à droite, aux tactiques proches du “maccarthysme […], qui tente de faire passer les universités pour des endroits terribles. Comme s’il n’y avait pas de liberté d’expression ni de diversité intellectuelle”, explique-t-il.

Si vous regardez ce qui se passe dans les législatures des États contrôlés par les Républicains à travers le pays, vous verrez une augmentation historique de la censure dans les universités.

Ce type d’”incidents” - des professeurs ou des invités canceled - « sont statistiquement peu signifiants” poursuit Bradford, mais rencontrent une immense “résonance sur les réseaux sociaux” et “dans les médias mainstream”. “L’anecdote devient alors le récit dominant” quand bien même “des milliers de cours sont suivis chaque jour sans incident”.

“Lorsque nous faisions nos entretiens sous l’administration Trump, remarque le professeur Kidder, de nombreux groupes conservateurs faisaient venir des conférenciers sur le campus, en grande partie dans le but de provoquer les étudiants progressistes [dits wokes – ndlr]. Ils faisaient venir des gens comme [l’extrémiste – ndlr] Milo Yiannopoulos ou Charles Murray”, dénoncé pour ses thèses racistes.

La séquence sur les présidentes d’université taillée pour créer le buzz s’inscrit par conséquent pour les deux professeurs dans cette même stratégie de provocation. La controverse offrant au passage l’occasion d’occulter l’antisémitisme qui sévit dans les propres rangs républicains.

Un antisémitisme encouragé en particulier par le champion du parti, Donald Trump, candidat à sa réélection en 2024 et adepte de la théorie du grand remplacement – aux États-Unis, selon cette théorie, les juifs seraient en train de tirer les fils de ce grand remplacement.

Or, “si vous regardez ce qui se passe dans les législatures des États contrôlés par les Républicains à travers le pays, vous verrez […] une augmentation historique de la censure dans les universités” et dans les écoles, en Floride en particulier, rappelle Vivian Bradford.

Après plusieurs jours de tensions, Claudine Gay, présidente d’Harvard, et Sally Kornbluth, présidente du MIT, elle-même de confession juive, ont été maintenues à leurs postes malgré la pression sur leurs conseils d’administration, en particulier des donateurs milliardaires, parmi lesquels des managers de hedge funds à Wall Street, tels que William Ackman pour Harvard.

La question de l’influence de ces financiers, et plus largement de l’argent, s’est également posée ces derniers jours. À Penn, le milliardaire Mark Rowan (50 millions de dons) a demandé et obtenu la tête de la présidente, Elizabeth Magill.

Sur les campus, 73 % des étudiants juifs déclarent quant à eux avoir subi ou avoir été témoins d’incidents antisémites cette année.

Avant l’attaque du Hamas, environ 67 % d’entre eux déclaraient se sentir “très” ou “extrêmement” en sécurité sur le campus. Depuis l’attaque, moins de la moitié (46 %) partagent ce sentiment. Les réponses des présidentes d’université lors des auditions ne permettront pas de les rassurer.