2023-12-18 En Israël, la double peine des habitants du kibboutz Kfar Aza par Lucas Minisini

En Israël, la double peine des habitants du kibboutz Kfar Aza

Par Lucas Minisini (Shefayim (Israël), envoyé spécial)

REPORTAGE

La communauté a été particulièrement frappée par l’attaque du Hamas le 7 octobre et deux de ses membres, otages à Gaza, viennent d’être tués par des soldats israéliens. Les survivants, accueillis dans un kibboutz près de Tel-Aviv, s’interrogent sur leur avenir. La tragédie ne semble vouloir laisser aucun répit au kibboutz Kfar Aza. Dimanche 17 décembre, la communauté, dont plus de 60 membres ont été tués dans l’attaque terroriste du Hamas le 7 octobre, assiste une nouvelle fois à des funérailles. Dans l’après-midi, une foule se presse en silence pour l’enterrement d’Alon Shamriz. Le jeune homme de 26 ans, pris en otage comme 19 autres habitants de cette localité située à quelques centaines de mètres de la bande de Gaza, a été tué par l’armée israélienne, vendredi 15 décembre, dans le cadre des opérations militaires que mène l’Etat hébreu dans l’enclave, en même temps que Yotam Haim, un autre habitant de Kfar Aza, et Fouad Talalka. Les trois jeunes captifs, torse nu et un drapeau blanc à la main, ont été considérés comme une « menace » par les soldats.

L’enterrement d’Alon Shamriz, tué accidentellement par l’armée israélienne alors qu’il était otage à Gaza. Dans le cimetière du kibboutz Shefayim (Israël), le 17 décembre 2023.

Ces derniers sont aujourd’hui accusés de ne pas avoir respecté « les règles d’engagement » militaire, selon leur hiérarchie. Vendredi, Avi, le père d’Alon, avait estimé, dans un entretien à la radio de l’armée, qu’il ne s’agissait pas « d’une erreur, mais d’une exécution. Même s’il s’était agi d’un terroriste, pourquoi lui tirer dessus comme ça ? C’est contre les règles apprises à l’armée ».

« Ceux qui t’ont abandonné [allusion aux défaillances de l’armée lors de l’attaque du 7 octobre] sont aussi ceux qui t’ont assassiné », déclare Ido, le frère d’Alon, en larmes face aux centaines de personnes présentes, dont Nir Barkat, le ministre de l’économie, et l’ancien chef d’état-major de l’armée Dan Haloutz. En plus du choc, les habitants de Kfar Aza venus partager cette « tristesse sans fin », comme la résume Dikla, la mère du défunt, sont contraints de rendre hommage au jeune étudiant à plus de cent kilomètres au nord de chez eux. Comme vingt autres membres de la communauté avant lui, Alon Shamriz est enterré dans le cimetière du kibboutz Shefayim.

Cette riche communauté du nord de Tel-Aviv accueille aujourd’hui environ 700 des 900 survivants de Kfar Aza. Au lendemain du 7 octobre, en plein chaos, ils s’étaient éparpillés dans le pays avant de converger vers ce lieu, à quelques dizaines de mètres de la mer et loin des roquettes du Hamas. « Même réfugiés, nous devions être dans un kibboutz, précise Ofer Winner, dont le fils Yahav, un jeune réalisateur prenant Kfar Aza comme décor de cinéma, a été tué par le Hamas. C’est le seul endroit où nous pouvons imaginer aller mieux. »

« Deux kibboutz en un » La plupart des habitants frontaliers de Gaza se sont installés dans le seul hôtel de la localité, un ancien centre de conférences séparé en plusieurs bâtiments, avec 140 chambres doubles, des balcons étroits et une moquette sombre. Sans avoir jamais mis les pieds dans cette commune auparavant, les réfugiés du sud d’Israël partagent les valeurs de solidarité du mouvement collectiviste des kibboutz. Grâce à ces références communes, les familles de chaque communauté se sont « adoptées mutuellement » pour travailler et vivre ensemble, raconte Lior Edod, le « secrétaire » de Shefayim, équivalent du maire. Le quadragénaire sourit : « Aujourd’hui, nous avons deux kibboutz en un. » Pour le remercier, plusieurs familles de survivants ont installé une bannière, à l’entrée de la ville, où s’affiche en grandes lettres : « Kfar Aza remercie Shefayim pour son hospitalité. »

Le centre communautaire sert aujourd’hui de lieu de vie aux survivants de Kfar Aza, au kibboutz Shefayim (Israël), le 17 décembre 2023.

Le centre des congrès du kibboutz transformé en maternelle. Les salles de classe ont été renommées comme celles de Kfar Aza, au kibboutz Shefayim (Israël), le 17 décembre 2023. Le centre des congrès du kibboutz transformé en maternelle. Les salles de classe ont été renommées comme celles de Kfar Aza, au kibboutz Shefayim (Israël), le 17 décembre 2023.

Dans la commune au bord de la plage, tout est fait pour que leurs hôtes aient l’impression de ne jamais être vraiment partis de chez eux. Les salles de classe de l’école maternelle locale sont renommées « Soleil », « Ami » ou « Eléphant », comme à Kfar Aza. L’atelier de réparation du kibboutz, dont la gérante, Livnat Kutz, a été tuée avec son mari et ses trois enfants le 7 octobre, a été reconstruit à l’identique dans un local prêté par la commune.

Même chose pour le pub de Kfar Aza, en partie détruit pendant l’attaque du Hamas : les décorations affichant quelques phrases comme « La vie est belle », « La vie continue » et « Saisis l’instant » ont été récupérées dans le bâtiment pour orner les murs du nouveau bar, installé dans le lobby de l’hôtel. Et, depuis début décembre, l’ancien château d’eau du kibboutz Shefayim, devenu une galerie d’art, propose une série de photographies figurant Kfar Aza et sa frontière avec Gaza, auparavant affichées sur place.

Au cœur de Shefayim, les habitants ont aussi installé un centre de dons, où récupérer des vêtements ou des jouets pour les enfants, et une nouvelle cafétéria, gratuite pour les nouveaux venus. Pour accueillir plus de monde, les dirigeants du kibboutz ont lancé la construction d’une dizaine de « karavilla », mélange des mots hébreux « caravane » et « villa » désignant des mobile homes faciles à installer, semblables à ceux que l’on retrouve dans les colonies juives illégales de Cisjordanie.

Où reconstruire ? Depuis le 7 octobre, Lior Edod dit avoir dépensé 80 millions de shekels (environ 20 millions d’euros) dans l’accueil de ces réfugiés. Malgré des promesses de remboursement de tous ces frais, Shefayim n’a encore « rien reçu » de l’Etat, affirme-t-il. Contactée, la Takuma, l’agence gouvernementale chargée de la réhabilitation des territoires attaqués par le Hamas, assure seulement, dans un communiqué, qu’elle procède aux « ajustements nécessaires » pour un meilleur accueil des déplacés.

Malgré tous les efforts déployés, plusieurs dizaines de survivants de Kfar Aza n’ont pas pu rejoindre le reste du groupe à Shefayim. Ils sont aujourd’hui répartis entre deux hôtels de Tel-Aviv ou quelques maisons prêtées par des propriétaires de la région. Puisque la reconstruction de Kfar Aza pourrait prendre plusieurs années et que l’hôtel de Shefayim manque de place, toute la communauté soutient la construction d’habitations temporaires. Mais personne ne s’accorde sur le lieu : rester au centre d’Israël, loin des roquettes, ou repartir dans le Sud, à Ruhama, un kibboutz voisin de Kfar Aza qui a proposé de partager ses terres, malgré les risques et le traumatisme ?

Depuis vendredi, les survivants peuvent voter électroniquement pour une des deux options. « Je ne veux pas bouger une nouvelle fois », témoigne Hanita Baram, 62 ans, dont le fils, Aviv, a été tué le 7 octobre en tentant de défendre Kfar Aza. La mère de famille, traumatisée par l’attaque du Hamas, s’est résignée à repartir de zéro, sans son enfant ni sa maison. « Je n’ai pas le choix. » La plupart des jeunes parents du kibboutz, effrayés à l’idée d’élever des enfants à proximité de la bande de Gaza, préfèrent cette alternative, eux aussi.

Cinq otages encore « Nous avons des discussions très intenses à ce sujet », décrit Hannan Dan, 39 ans. Lui n’imagine pas faire sa vie ailleurs que dans le Sud. Ce père de famille, installé à Kfar Aza en 2018 avec Eden, sa femme, et leurs deux enfants en bas âge, se sait une exception parmi les jeunes parents : il craint que tout le monde reste campé sur ses positions et que cela marque la fin du kibboutz Kfar Aza, fondé en 1951, trois ans après la création de l’Etat d’Israël. « Plusieurs amis proches m’ont déjà dit qu’ils ne suivraient pas en cas de départ dans le Sud, assure le trentenaire. Si la communauté disparaît, ça sera comme un second deuil pour moi. » Lundi matin, les résultats du vote n’avaient pas été rendus public.

Hannan Dan, survivant de l’attaque du Hamas le 7 octobre sur le Kibboutz de Kfar Aza, avec son fils aîné, dans le salon de la maison où sa famille est hébergée non loin du kibboutz Shefayim (Israël), le 15 décembre 2023.

Certaines familles ont tout simplement décidé de ne pas participer à cette consultation. « Comment peut-on déjà penser au futur ? », soupire Simona Steinbrecher, volontaire au centre des donations de 63 ans. Sa vie s’est « arrêtée » le 7 octobre : Doron, sa fille de 30 ans, a été kidnappée et elle est toujours retenue en otage dans la bande de Gaza.

La sexagénaire tente aujourd’hui de monter une « coalition » pour demander au gouvernement israélien une seconde trêve dans le conflit et de nouvelles négociations pour la libération des otages. Elle manifeste régulièrement à Tel-Aviv et parle « constamment » à d’autres familles sans nouvelles de leurs proches. Quatre autres membres de Kfar Aza sont toujours retenus par le Hamas. Pour que personne ne les oublie, sous des photographies accrochées au plafond, leurs noms sont affichés sur un large panneau dans le hall de l’hôtel de Shefayim.

Lucas Minisini (Shefayim (Israël), envoyé spécial)