2024-01-19 Gaza : Plus de cent jours après le 7 octobre 2023, le traumatisme vivace de la société israélienne, toujours sourde aux conséquences meurtrières de la guerre

Auteur Louis Imbert

Gaza : Plus de cent jours après le 7 octobre 2023, le traumatisme vivace de la société israélienne, toujours sourde aux conséquences meurtrières de la guerre

Guerre à Gaza : plus de 100 jours après le 7 octobre, le traumatisme vivace de la société israélienne, toujours sourde aux conséquences meurtrières de la guerre

Par Louis Imbert (Tel-Aviv, Sdérot, Ramat Yohanan (Israël), envoyé spécial)

L’immense majorité des Israéliens jugent que le conflit leur a été imposé par le massacre de 1 200 civils et militaires par le Hamas, et préfèrent ignorer les destructions et les morts liées aux opérations militaires dans l’enclave palestinienne. Tel-Aviv reprenait vie. La grande cité du bord de mer paraissait oublier la guerre qui se poursuit à Gaza depuis trois mois, à 50 kilomètres au sud. Début janvier, Michal Feldon s’est résolue à dîner en ville, avec son compagnon, après trois mois passés à se morfondre. Cette pédiatre a confié ses jumeaux à une babysitter, puis elle a renoncé devant les terrasses illuminées. Pas le cœur. Elle est rentrée chez elle, pour échanger avec quelques amis sur Internet : « J’ai trois personnes au monde avec qui parler depuis le début de la guerre », soupire-t-elle.

Michal appartient à une minorité négligeable en Israël : quelques centaines de personnes qui manifestent chaque semaine contre la guerre, sous haute protection policière. Lorsqu’elle quitte ces rassemblements, elle cache ses banderoles appelant à « la paix », de crainte d’être prise à partie. Ses concitoyens l’effraient, qui vivent comme une nécessité existentielle l’éradication de toute menace posée par le Hamas. Unanimement, ils jugent que cette guerre leur a été imposée par le massacre de 1 200 civils et militaires le 7 octobre 2023. Cette guerre est juste, ils n’en doutent pas et en assument les conséquences.

A l’étranger, des experts militaires comparent cette campagne à la destruction de la ville allemande de Dresde par les Alliés en 1945, et à la prise de Grozny, en Tchétchénie, par l’armée russe en 1995. Au moins 24 000 Palestiniens ont été tués, soit 1 % de la population de la bande de Gaza, pour la plupart des femmes et des enfants. Israël met ces morts sur le compte du Hamas, qui se terre parmi les civils. Le pays se perçoit comme un malade du cancer acharné à détruire sa tumeur. Il fait mine d’ignorer qu’il impose ce traitement à un corps étranger, palestinien. Des discours aux accents génocidaires se sont banalisés à une vitesse sidérante au plus haut niveau de l’Etat, comme aux machines à café de l’hôpital Shamir, près de Lod (centre), où travaille Michal Feldon.

La pédiatre a été épouvantée par un confrère, homme libéral et modéré, qui assénait dès le 10 octobre 2023 : « Nous devons bombarder tous les hôpitaux de l’enclave. Le Hamas s’y cache, il n’y a pas d’autre moyen. » Sur un réseau social, début janvier, Michal a publié cette statistique atroce : selon l’Unicef, 1 000 enfants ont été amputés d’une jambe ou des deux à Gaza depuis le début des bombardements. « Des amis m’ont répondu qu’il n’y a pas d’innocents là-bas, qu’ils ont torturé les nôtres le 7 octobre et qu’ils torturent encore nos otages », regrette-t-elle.

Un souvenir lui est alors revenu en mémoire : « Il y a vingt ans, deux enfants palestiniens s’étaient électrocutés à Gaza. C’était un accident. Ils avaient été transférés en Israël et amputés dans mon hôpital. Un généreux anonyme, israélien, avait promis de financer à vie leurs prothèses. Face à deux enfants, nous avions de l’empathie ; aujourd’hui, ils sont mille et nous en sommes incapables. » Michal est issue d’une famille de militants. Sa tante, la journaliste Yael Lotan, a été condamnée en justice pour avoir osé rencontrer des cadres exilés de l’Organisation de libération de la Palestine, en 1986, en Roumanie. Sa mère, historienne, tâche de rassurer Michal : « A 80 ans, elle a vu d’autres guerres et je voudrais la croire lorsqu’elle prétend que la tempête passera et que les gens retrouveront leurs esprits. »

« Cette journée ne s’est jamais vraiment terminée »

Le 7 octobre 2023 est un évènement inouï pour Israël et la guerre n’est que son onde de choc. « Cette journée ne s’est jamais vraiment terminée. Je ne sais pas quand ce sera le cas », s’interroge Ofer Gitai. Coordinateur de sécurité du kibboutz de Beeri, il a échappé avec son épouse et ses trois filles au Hamas, en se cachant. Durant quinze heures, il a assuré à ses voisins, par texto, que l’armée était sur le point d’arriver. Le 16 janvier, le kibboutz a annoncé que deux otages, capturés à Beeri et emportés à Gaza, étaient morts en captivité. Cinq autres membres de la communauté y demeurent prisonniers, parmi une centaine d’Israéliens et d’étrangers.

La famille Gitai s’est repliée dans un kibboutz du nord, à Ramat Yohanan. Comme eux, plus de 200 000 déplacés ignorent quand ils pourront rentrer chez eux, au pourtour de Gaza mais aussi à la frontière libanaise, soumis aux tirs réguliers du Hezbollah. Lorsque Ofer allume sa télévision, l’actualité lui paraît arrêtée au premier jour de cette tragédie : « C’est la même chose encore et encore, chaque journal d’information s’ouvre sur une famille d’otages ; ils évoquent tel épisode des attaques sur un village – il y en a tant. Puis ils montrent des images des ruines de Gaza, mais pas les vidéos que filment les Gazaouis. Je ne vois pas de civils palestiniens sur mon écran. »

Cependant, jamais une nation n’a disposé de tant d’informations sur un conflit, en temps réel. Des parents et des amis d’Ofer, réservistes, sont déployés à Gaza, comme des milliers d’autres. Il échange avec eux par textos. Ces soldats rentrent pour des permissions de week-end et parlent à leurs proches. Ofer regarde souvent les vidéos de Gaza en ruines et du quotidien des positions militaires, qu’ils attachent à leurs profils en ligne.

Ce conflit a beau se dérouler en territoire palestinien, c’est la mémoire d’Israël et ses traumatismes élémentaires qu’il travaille. « Mes beaux-parents se sont cachés dans leur grenier le 7 octobre. Ils ont pensé à Anne Frank, raconte Ofer Gitai. Nous nous sommes sentis abandonnés, faibles et vulnérables, sans police ni Etat. Certains ont encore ce sentiment trois mois plus tard. » La promesse de protection de l’Etat juif, proclamé en 1948, dans la foulée de la Shoah, s’est écroulée. Les Israéliens voudraient corriger, oublier ou venger cela à Gaza.

Ofer en convient : « Il est plus facile de ne pas différencier combattants du Hamas et civils gazaouis, cela évite de se faire des cicatrices à l’âme. » Cette confusion est ancienne. En isolant l’enclave palestinienne dans un blocus strict depuis 2007, Israël a oublié ses habitants, dont il a pourtant la responsabilité en tant que puissance occupante. « La plupart des Israéliens ignoraient Gaza derrière son mur. A Beeri, cela n’a jamais été possible, rappelle Ofer. Avant 2007, des gens du kibboutz allaient faire des courses à Gaza. Puis le Hamas a tiré régulièrement ses roquettes sur nous. Mais même pendant la guerre, certains voisins sont restés en contact avec des travailleurs gazaouis qui ont été renvoyés dans l’enclave après le 7 octobre. »

« Même pour les “woke”, un viol devrait être un viol »

L’armée a commencé, en décembre 2023, à raser une part des quartiers orientaux de Gaza pour y ménager une profonde « zone tampon ». Ce n’est pas assez pour le maire de Sdérot, Alon Davidi. Cet édile, issu de la droite religieuse, exige que la moitié nord de Gaza demeure vide, tant que ses administrés ne seront pas rentrés chez eux. « Je sais ce qu’il s’est passé le 7 octobre. Beaucoup de Gazaouis ne soutiennent pas seulement le Hamas. Ils en font partie », estime l’infatigable promoteur de sa ville, qui croit pouvoir ranimer les vastes chantiers immobiliers désertés de Sdérot. De l’hôtel où il réside à Jérusalem, le maire ferraille contre l’Etat, qui menace de couper les subsides de ses électeurs, afin de les contraindre à rentrer chez eux. Il imagine à l’avenir un maillage du territoire de Gaza par l’armée, un tri puis un contrôle serré de ses habitants, aussi longtemps que nécessaire. Il souhaite que la citadelle Israël rebâtisse ses contreforts.

« Israël est une île livrée à elle-même », constate, en soupirant, Yifat Bitton. Cette juriste, spécialiste des violences sexuelles, s’alarme du gouffre d’incompréhension que la guerre creuse entre son pays et le reste du monde. En décembre 2023, elle a tenté d’y jeter un pont. Elle s’est rendue au siège des Nations unies, à New York, pour évoquer les victimes de sévices sexuels du Hamas le 7 octobre 2023. Elle ne comprenait pas qu’ONU Femmes, organe voué à sensibiliser à ces violences, ait attendu deux mois pour les mentionner, dans un communiqué liminaire. « Leur silence offrait du carburant à ceux qui niaient les crimes du Hamas. Il légitimait la non-reconnaissance du mal qui avait été fait », cingle cette activiste.

Le 4 décembre 2023, Mme Bitton s’exprime dans un hall bondé, dans le cube de verre des Nations unies, tache de lumière sur le morne boulevard qui domine l’East River. La femme d’affaires Sheryl Sandberg et l’ancienne secrétaire d’Etat Hillary Clinton disent leur soutien en tribune. L’évènement est coorganisé par le représentant d’Israël aux Nations unies, Guilad Erdan, qui a suscité la consternation en Israël, peu avant, en arborant une étoile jaune, marquée des mots « plus jamais ça », durant un Conseil de sécurité.

« Je ne suis pas aveugle, précise Mme Bitton, je sais que mon discours est utilisé par le gouvernement israélien », qui s’efforce de légitimer sa conduite de la guerre, alors que 2 millions de Gazaouis errent dans l’enclave, menacés par la faim et les maladies. « Mais cela ne m’empêche pas, en tant que défenseuse des droits humains, de présenter les faits dans leur complexité, avec nuance », estime-t-elle. Depuis deux mois, cette experte collaborait avec les enquêteurs de la police, de l’armée et du renseignement, qui avaient tardé également à prendre ces drames en compte.

A New York, Mme Bitton souhaite aussi répondre aux progressistes, qui dénoncent la guerre israélienne sur les campus. « Ils ont effacé le 7 octobre et sont vite passés au 8 octobre. Il était pour moi inimaginable que certains perçoivent de telles horreurs comme un acte de libération. C’est pour cela qu’il fallait amener les violences sexuelles [dans le débat public] : même pour les “woke”, un viol devrait être un viol et ne saurait être toléré en aucune circonstance. » Le 2 janvier, Mme Bitton s’est réjouie de la démission de Claudine Gay, la première présidente noire d’Harvard, condamnée par sa défense empêtrée de la liberté d’expression face à des débordements antisémites. Mais l’Israélienne redoute que ce psychodrame n’aggrave la longue rupture des progressistes américains avec son pays.

« De la colère contre l’impréparation de l’Etat »

Fille d’une Marocaine et d’un Yéménite, engagée pour les droits des juifs originaires du monde arabe en Israël, Yifat Bitton craint que son pays se découvre bien seul après guerre, en proie à ses démons. « Nos divisions sont si profondes, incompréhensibles à l’extérieur, et aujourd’hui personne ne veut prêter l’oreille à ces complexités. Même le traumatisme du 7 octobre n’est pas un dénominateur commun. J’ai peur que nous nous déchirions tout à fait après-guerre », avance-t-elle.

Pour l’heure, le conflit impose encore une union nationale de façade. « Le public ne veut pas de lutte politique. Il ne veut pas que le gouvernement tombe », estime Nimrod Dweck. Durant huit mois, jusqu’au 6 octobre 2023, cet ancien directeur d’un incubateur de start-up à Tel-Aviv a manifesté dans les rues. Son mouvement, Darkenu, participait aux protestations contre la réforme de la justice voulue par le gouvernement de Benyamin Nétanyahou. Le conflit a signé le coup d’arrêt de ce projet dénoncé comme liberticide. Mais nombre d’Israéliens considèrent encore le premier ministre et ses alliés ultranationalistes et religieux comme la principale menace à la sécurité de l’Etat.

Darkenu prétend influencer « la droite modérée », afin de ralentir la longue dérive identitaire du pays. Dès le 7 octobre 2023, il s’est investi dans l’effort de guerre, avec les principales organisations de manifestants. M. Dweck garde « de la colère contre l’impréparation de l’Etat », à laquelle la société civile a pallié en aidant à évacuer les habitants de la périphérie de Gaza, puis à distribuer des repas et de l’aide dans les centres d’accueil. Son mouvement a exigé la fermeture de ministères pléthoriques et a accusé M. Nétanyahou d’avoir affaibli l’administration, en distribuant des prébendes à ses alliés fondamentalistes.

« Cette guerre a fait éclater une bulle d’illusions »

Le cap des 100 jours de guerre a été passé le 14 janvier. Israël s’enlise dans un conflit long et coûteux. Le Hamas n’a pas été « détruit », les otages demeurent à Gaza et le gouvernement se divise : des élections législatives sont de plus en plus probables. Mais seuls M. Nétanyahou et l’extrême droite osent déjà faire campagne. Le premier ministre blâme les généraux pour l’écroulement du 7 octobre 2023. Ses alliés exigent un nettoyage ethnique à Gaza et la recolonisation de l’enclave. Ils refusent tout accord partiel avec le Hamas pour libérer les otages. Ils promettent une guerre perpétuelle à Gaza et en Cisjordanie. Face à eux, les partis du centre et de gauche sont aphones, et les meneurs des manifestations de 2023 se veulent consensuels et non partisans.

Adolescent, Nimrod Dweck buvait des bières avec ses copains de Modiin (centre), au-dessus d’une vallée qui donne sur la Cisjordanie toute proche. « Mon cauchemar à l’époque, c’était que les Arabes brisent le mur et envahissent le quartier », se rappelle-t-il. Aujourd’hui, ses deux enfants dorment dans son lit, à Tel-Aviv : il peut les emmener rapidement à l’abri si les sirènes du Dôme de fer, le système de défense antiaérienne israélien, retentissent. Allumer son téléphone le matin reste « le pire moment de la journée » : il craint d’apprendre la mort d’un sixième camarade de lycée engagé à Gaza, où près de 200 soldats ont été tués. « Cette guerre a fait éclater une bulle d’illusions. Tu pouvais peut-être voyager trois fois par an en Europe et Tel-Aviv était l’une des villes les plus chères du monde, mais plein de gens pensaient à émigrer, surtout dans la bulle des élites “tech”. Israël avait l’air confortable mais il ne l’était pas, notamment à cause du coût de la sécurité. »

M. Dweck imagine sans mal des années d’opération militaire, de plus faible intensité, « avant qu’une nouvelle réalité n’émerge à Gaza ». Cela lui semble acceptable. Il sait que ses concitoyens parleront longtemps de « sécurité » avant tout. « Mais si Gaza est invivable, les murs n’empêcheront pas le chaos de nous atteindre. Plus de 70 % des gens veulent une solution politique là-bas, tout en y maintenant la liberté d’action de l’armée », croit-il, sans s’appesantir sur la contradiction insondable de ces deux exigences.

Louis Imbert (Tel-Aviv, Sdérot, Ramat Yohanan (Israël), envoyé spécial)