2024-01-18 Guerre Israël-Hamas «Tel un film d’épouvante» : pour les Gazaouis, trois mois de morts et de survie par Hala Kodmani et Léa Masseguin

Auteures

par Hala Kodmani et Léa Masseguin

Guerre Israël-Hamas «Tel un film d’épouvante» : pour les Gazaouis, trois mois de morts et de survie

Guerre Israël-Hamas «Tel un film d’épouvante» : pour les Gazaouis, trois mois de morts et de survie

La guerre entre le Hamas et Israëldossier Face à l’offensive israélienne, la quasi-totalité des 2 millions de Gazaouis ont fui leur maison. Escalade des violences, pénurie de nourriture, manque d’installations sanitaires… A Rafah, dans le sud de l’enclave, la population en vient à regretter la «vie d’avant» le 7 octobre.

Dans le camp d’Al-Maghazi, dans le centre de la bande de Gaza, le 16 janvier. (AFP)par Hala Kodmani et Léa Masseguin publié aujourd’hui à 19h45

Plus d’une fois ces dernières semaines, Salwa s’est réveillée en croyant avoir fait un cauchemar. «Mais dès que j’ouvre les yeux sur le plafond de la salle de classe, que j’aperçois les centaines de matelas alignés autour du mien, que je sens mon fils de 4 ans blotti contre moi sous la couverture, que j’entends le bourdonnement des drones israéliens dans le ciel, je me rends à l’évidence : c’est bien la réalité que nous vivons.» Réfugiée dans une école de l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, la mère de famille s’est déplacée dès la mi-octobre avec son mari et ses trois enfants d’un quartier populaire de la ville de Gaza, où ils vivaient, quelques jours avant que leur maison ne soit détruite par un bombardement aérien. Salwa n’est pas la seule à éprouver ce sentiment d’incrédulité face à la situation dans laquelle elle se trouve depuis trois mois. «On est plusieurs ici à partager l’impression de regarder un film d’épouvante», déplore-t-elle dans une série de messages vocaux envoyés par WhatsApp. En raison du black-out médiatique imposé par Israël dans l’enclave palestinienne, les Gazaouis ont de plus en plus de mal à témoigner de la situation désastreuse sur place. Des produits périmés et de l’herbe pour se nourrir

Des centaines de milliers de familles sont entassées dans les locaux de l’UNRWA. Les écoles, bureaux dispensaires ou entrepôts de l’agence abritent aujourd’hui 1,4 million de personnes sur un total d’environ 2 millions de déplacés, soit la quasi-totalité de la population de l’enclave palestinienne. Les premiers arrivés, comme Salwa et les siens, logés dans un bâtiment en dur avec des murs et un plafond, paraissent désormais privilégiés. Car ceux qui sont arrivés plus tard se retrouvent dans des tentes modestes, collées les unes aux autres dans les espaces à l’air libre. Dans certains centres d’accueil, les réfugiés se sont mis d’accord pour que les femmes et les enfants restent à l’intérieur des bâtiments, tandis que les hommes s’installent dans les campements dehors.

Tous survivent dans des conditions sanitaires et humaines déplorables, qui se dégradent de jour en jour depuis trois mois. Ils manquent de tout et beaucoup ont faim, les produits alimentaires se faisant rares. Selon une étude réalisée en décembre par l’organisation de défense des droits de l’homme Euro-Med Human Rights Monitor, basée à Genève, environ 64 % des Gazaouis ont avoué avoir mangé de l’herbe et des produits périmés pour se rassasier depuis le début de la guerre. Le secrétaire général de l’ONU, António Guterres, dénonce régulièrement des conditions humanitaires «catastrophiques» dans la bande de Gaza et met en garde contre «l’ombre de la famine» et des maladies qui s’abattent sur la population.

Les écoles sont à l’arrêt depuis le 7 octobre. A Rafah, dans la bande de Gaza, le 18 janvier. (Ibraheem Abu Mustafa/Reuters)

Boire, manger, dormir, aller aux toilettes… Les besoins primaires de la vie sont tout ce qui préoccupe les Gazaouis au quotidien. La chasse au pain, ou à la farine pour en fabriquer, est l’obsession chaque matin pour tous. En obtenir est la victoire du jour. Tous les membres de la famille participent à l’effort. «On voit beaucoup d’enfants, de moins de 10 ans souvent, dans les longues files devant les rares boulangeries qui fonctionnent, attendre leur tour pendant deux heures ou plus, raconte Iman, employée dans une organisation humanitaire dans le sud de Gaza. D’autres s’alignent bidon à la main, pendant plusieurs heures parfois, devant les points de distribution d’eau. On les voit revenir pliés et grimaçant sous le poids de la dizaine de litres qu’ils portent, mais tous fiers et souriants de rapporter de quoi dépanner leur famille. C’est aussi une manière d’occuper les enfants qui traînent et s’amusent toute la journée dehors puisque les écoles sont à l’arrêt depuis le 7 octobre.» Selon l’humanitaire, les élèves demandent sans cesse quand les salles de cours rouvriront et qu’ils retrouveront leurs camarades de classe.bonnés

La nostalgie de «leur vie d’avant» revient dans les conversations des déplacés gazaouis quand ils veulent échapper à leur quotidien de souffrance. «Tout me manque, écrit Hani al-Hajjah, jeune poète et écrivain de Gaza dans son journal de bord publié par le site d’informations libanais Daraj. Le balcon où je prenais mon café le matin, les soirées avec les copains, le silence qui me dérangeait la nuit, mais surtout la mer à l’aube comme à la tombée de la nuit.» Les Gazaouis évoquent souvent les couchers de soleil sur les plages le long de la côte, où les familles venaient se ressourcer sous des parasols multicolores, qui donnaient au littoral des airs de carnaval. Sur l’une d’entre elles, un club de surf avait même vu le jour afin de permettre aux jeunes Palestiniens de retrouver un peu de liberté dans cette «prison à ciel ouvert» – comme était qualifiée la bande de Gaza depuis le blocus israélien de 2007, après la prise de contrôle du territoire par le Hamas.

A Gaza en août. ( Ali Jadallah/Anadolu via AFP)

La vie était pourtant loin d’être idyllique dans l’enclave gérée par une administration exigeante et corrompue, où près de la moitié des actifs étaient déjà sans emploi avant le 7 octobre. Le taux de pauvreté dépassait les 35 %. «Les difficultés économiques combinées aux restrictions de déplacements ont entraîné beaucoup de frustrations au sein de la population. Les jeunes étaient désespérés, avec aucune perspective», raconte Jihad, un Gazaoui de 55 ans qui vivait jusqu’au 6 novembre à Gaza, à 300 mètres de l’hôpital Al-Shifa, avec son épouse et ses trois enfants. Le travailleur humanitaire, qui a vécu un mois sous les bombardements incessants de l’armée israélienne, fait partie des rares personnes ayant pu quitter l’enclave. Il décrit une situation qui n’a cessé de se «détériorer» ces dernières années, même si elle n’a rien de comparable à ce qui se passe aujourd’hui. Selon l’Organisation internationale du travail, au moins 66% des emplois ont été perdus à Gaza depuis le début de l’offensive israélienne. Deuxièmes, troisièmes exodes…

Sur les plages de Gaza, les scènes de joie ont laissé place au chaos. Des forêts de tentes, fabriquées souvent par les déplacés eux-mêmes avec des bouts de plastique et de tissu, sont plantées sur le sable. Variante d’une autre misère, le tableau de ces campements sauvages contraste avec les images des quartiers désertés et dévastés par les bombardements israéliens dans la partie nord de Gaza. Une scène d’apocalypse s’est déroulée ces derniers jours sur une plage du sud de l’enclave quand un camion d’aide humanitaire a été détourné et pris d’assaut par la foule. Dans une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux, des centaines de jeunes hommes débraillés, pieds nus dans le sable, se bousculent pour accéder à la cargaison de nourriture et récupérer un sac de riz ou une boîte de conserve.

Alors que l’armée israélienne a investi le Nord, y compris la ville de Gaza qui comptait plus de 1 million d’habitants avant le 7 octobre, les déplacés sont poussés vers des zones méridionales de plus en plus restreintes et encombrées. Le rétrécissement de l’espace de vie possible est particulièrement remarquable à Rafah, à la frontière avec l’Egypte. La population de la ville a été multipliée par quatre, atteignant aujourd’hui 1,2 million de personnes du fait de l’afflux de réfugiés des autres régions dévastées par les combats. Un exode qui se poursuit d’ailleurs alors que des familles arrivent encore pour leur deuxième ou troisième déplacement et essaient de trouver un endroit pour se poser. Ils s’installent dans des tentes qui ne les protègent ni du froid ni des frappes aériennes israéliennes. La plupart n’ont fui qu’avec quelques vêtements, n’imaginant pas que le conflit allait s’éterniser. «C’est comme si ces cent jours avaient duré cent ans», a résumé dans un reportage sur Al-Jazeera une quinquagénaire déplacée sur cette bande frontalière, dans un campement informel sur le sable.

A Rafah, où 1,4 million de personnes sont parquées, le 17 janvier.

Or Rafah n’a ni les infrastructures ni les services suffisants pour répondre aux besoins de toutes ces populations et la situation humanitaire s’y dégrade de plus en plus rapidement. Le manque d’installations sanitaires est particulièrement pénible pour les dizaines de milliers de déplacés. Attendre son tour dans une file pendant une heure ou plus avant d’accéder aux WC est ressenti comme une humiliation quotidienne, en particulier par les femmes. Quant aux enfants, «ils ont du mal à se retenir. Et cela ajoute à leur angoisse de la vie bouleversée. Les cas d’énurésie dans le sommeil sont de plus en plus courants chez les enfants jusqu’à 10 ou 12 ans», note Iman, la travailleuse humanitaire.

Près de Bordeaux, où il est désormais installé avec sa famille, Jihad décrit la terrible vie quotidienne de ses sœurs, son frère et ses neveux restés dans «l’enfer de Gaza» : «Ils tentent de survivre dans un abri bricolé dans le sud de la bande, où ils ont de plus en plus de mal à trouver à manger, à boire, et des médicaments. Les escalades de violence auxquelles on assistait avant le 7 octobre ne sont rien par rapport à ce qui se passe maintenant. Israël a imposé un blocus hermétique sur tous les plans, et c’est la population civile qui paie le plus lourd tribut.» Si Jihad aimerait que ses proches le rejoignent en France, sa sœur aînée de 73 ans ne quitterait la bande de Gaza pour rien au monde, y compris dans ces conditions déplorables : «Elle ne veut pas sortir, elle a construit toute sa vie là-bas. Et ses enfants ne l’abandonneront pas.»

Salwa avoue se demander parfois «s’il ne valait pas mieux mourir sous les décombres de notre maison pulvérisée par un bombardement que survivre dans les conditions dégradées et humiliantes dans ce camp de déplacés». Et sans horizon.