2023-12-16 Carmela, Sigal, Valentin… Les destins brisés des Français tués dans l’attaque du Hamas le 7 octobre

Carmela, Sigal, Valentin… Les destins brisés des Français tués dans l’attaque du Hamas le 7 octobre Par Marie-Béatrice Baudet et Annick Cojean

RÉCIT Dans l’attente de l’hommage national promis par Emmanuel Macron, la liste nominative des victimes françaises de l’attaque terroriste du Hamas reste inaccessible. Peu à peu, malgré tout, certaines familles acceptent d’évoquer leurs proches disparus. Quarante et un Français sont morts pendant ou après l’attaque menée le 7 octobre par le Hamas en Israël, qui restera dans l’histoire comme le plus important massacre de juifs depuis la Shoah. Quarante et un, sur quelque 1 140 victimes, soit le plus gros contingent d’étrangers tués, avant les Thaïlandais (essentiellement des ouvriers employés dans des communautés agricoles), les Américains et les Ukrainiens. Jamais la France n’a été aussi touchée par un attentat à l’étranger depuis l’explosion du DC-10 d’UTA au-dessus du Niger, en 1989. Qui étaient ces quarante et un morts ? Quelle était leur histoire ? La raison de leur présence en Israël ? Leur lien avec la France ? Avaient-ils la double nationalité ? Etait-ce un choix ou l’héritage d’une histoire familiale ? Les questions sont multiples. Impossible, hélas, d’y répondre précisément, la liste demeurant secrète.

« C’est assez incroyable, s’étonnait mi-novembre Yonathan Arfi, le président du Conseil représentatif des institutions juives de France. Quelques noms, ici et là, nous parviennent. Mais nous sommes très loin de les connaître tous. » L’Elysée et le Quai d’Orsay se refusent à divulguer cette liste. A l’ambassade d’Israël en France, on nous renvoie à celle de France en Israël, laquelle n’est guère plus loquace. Tout juste perçoit-on l’extrême sensibilité des familles à l’idée d’une éventuelle publication du nom d’un proche et la réticence des autorités françaises à communiquer à leur place. L’hommage national relancera ce sujet délicat. La date de cette cérémonie à la mémoire des victimes françaises, prévue devant le monument dédié aux victimes du terrorisme derrière les Invalides, n’est pas encore fixée. Annoncé dès le 26 octobre par Emmanuel Macron et réclamé par les principales organisations juives, plusieurs responsables politiques ou encore l’ex-chef de l’Etat François Hollande, le principe d’un hommage fait consensus. Il n’y a « ni hésitation ni tâtonnement », a affirmé le président de la République le 7 décembre, juste de la prudence liée à l’« inquiétude » sur les Français dont on reste sans nouvelles. Une raison de plus de ne pas rendre publique une liste de victimes présentée comme définitive. L’annonce, vendredi 15 décembre, de la mort d’Eliya Toledano, enlevé par le Hamas et dont le corps a été retrouvé dans la bande de Gaza, justifie ces précautions. Le décompte macabre n’est peut-être pas terminé.

Le Parquet national antiterroriste est dans la même expectative. Le 12 octobre, il a ouvert une enquête préliminaire sur les chefs d’« assassinats et tentatives d’assassinats en relation avec une entreprise terroriste » et d’« enlèvements et séquestrations de personnes en bande organisée et en relation avec une entreprise terroriste ». Déjà saisi de vingt et une plaintes, déposées par plusieurs avocats représentant des familles de victimes, il s’attend à en recevoir d’autres. En Israël, l’identification des corps mutilés et brûlés se poursuit, désormais confiée, entre autres experts, à des archéologues chargés d’examiner des dents et des fragments d’os. Les dossiers du parquet se répartissent en trois groupes : les quarante et un morts, les huit blessés ou impliqués (visés par des tirs) et les personnes enlevées ou considérées comme disparues. Sur les huit Français concernés au début des événements, quatre ont été libérés, un a été tué – Eliya Toledano –, mais le sort d’Ohad Yahalomi, 49 ans, d’Ofer Kalderon, 53 ans et du Franco-Mexicain Orion Hernandez Radoux reste incertain.

La Cour pénale internationale (CPI) pourrait aussi avoir son mot à dire dans les investigations menées. Plusieurs avocats français ont déposé plainte pour crime contre l’humanité. « Il est fondamental de reconnaître que ces événements ne concernent pas que les proches des victimes, mais l’ensemble de l’humanité, affirme Me François Zimeray, reçu le 17 novembre à la CPI avec plusieurs familles. Inscrire ces faits dans la mémoire collective est essentiel. Les grands procès racontent notre histoire. »

Concernant la liste des quarante et un morts, une révélation est concédée au Monde : on y compte trente civils et onze militaires. Cette information soulève, pour les magistrats, une question de droit : ces onze militaires entrent-ils dans le périmètre de leur enquête ? Des soldats abattus les armes à la main peuvent-ils être considérés comme des victimes du terrorisme ? La doctrine en vigueur, notamment pour les opérations au Sahel, répond par la négative. Les binationaux semblent largement majoritaires. Est-ce un reflet de la société israélienne (9 millions d’habitants), dans laquelle la communauté française, estimée entre 150 000 et 180 000 personnes, est particulièrement importante ? « Restons prudents, recommande l’historien Yann Scioldo-Zürcher, coauteur du livre Partir pour Israël (Presses universitaires François-Rabelais, 192 pages, 25 euros), car il est impossible de connaître avec précision le nombre de binationaux en Israël. Se manifester auprès de son consulat à l’étranger relève d’une démarche purement individuelle. Selon les chiffres officiels de l’Etat hébreu, environ 36 % de sa population a une origine européenne ou nord-américaine. Mais cela ne fait pas pour autant 36 % de binationaux potentiels ! Dans les années 1950-1960, il est arrivé que certains pays, comme la Roumanie, retirent leur nationalité à leurs ressortissants qui émigraient vers Israël… »

Les enterrements se sont succédé depuis le 7 octobre. L’ambassadeur de France s’est rendu à plusieurs cérémonies en Israël. Des familles françaises ont fait le voyage pour inhumer des proches et participer aux rituels de deuil. En France, la presse régionale s’est parfois fait l’écho de familles concernées. Et les réseaux sociaux n’en finissent plus d’entretenir la mémoire de jeunes disparus. Pourtant, il semble que nombre de familles trop exposées devant les caméras le regrettent aujourd’hui. Certains proches, en grande détresse psychologique, n’ont plus la force de s’exprimer. D’autres, pétrifiés par des menaces et des insultes antisémites, ont désormais peur de se manifester. Dans l’attente de l’hommage national qui permettra d’associer des visages et des parcours de vie aux victimes, une poignée de personnes ont accepté d’évoquer auprès du Monde quelques destins brisés.

Un dimanche glacé du mois de décembre, huit semaines après le massacre commis le 7 octobre par le Hamas dans les villages et kibboutz répartis autour de la bande de Gaza, plusieurs dizaines de personnes se sont réunies dans un immeuble discret, au cœur de Paris. Il n’y avait pas eu d’annonce publique, pas de convocations sur les réseaux sociaux, mais des invitations particulières transmises par le bouche-à-oreille avec la simple demande de s’inscrire pour « l’hommage à Carmela ». Carmela, du nom de cette dame de 80 ans, au sourire très doux, assassinée avec sa petite-fille autiste de 12 ans, Noya, dans le kibboutz de Nir Oz, qu’elle avait contribué à créer avec son mari, Uri Dan-Jaoui, né de père tunisien et de mère française, mort il y a six ans. Carmela, qui aimait les enfants, la musique, les fleurs, et avait milité toute sa vie pour la paix. Carmela, dont se souvenaient avec tendresse les cousins et petits-cousins français du couple. Mais pas seulement : toute une génération de jeunes juifs formés par l’association Hachomer Hatzaïr, ce mouvement de jeunesse laïque, « empreint des idéaux du sionisme et du socialisme », que Carmela et Uri, quittant quelques années Israël, avaient animé à Marseille dans les années 1980, puis à Paris au début des années 1990.

Sur un piano était posé un dessin représentant Noya, blottie contre sa grand-mère. Et sur scène, devant un parterre d’enfants, de parents et de proches de la famille Dan-Jaoui, plusieurs intervenants se sont succédé pour évoquer la personnalité de Carmela. En quelques anecdotes, est alors apparue l’image d’un couple fusionnel qui, toute sa vie, a poursuivi l’idéal de gauche des kibboutz et a partagé la conviction qu’Israël et la Palestine pouvaient vivre en paix. Un couple qui avait vibré à l’annonce des accords d’Oslo, en 1993 ; n’avait eu de cesse de tendre la main aux voisins arabes et palestiniens ; allait aider aux récoltes d’olives dans les villages arabes des environs ; encourageait la prise en charge de malades de Gaza par des membres du kibboutz pour les transporter vers les hôpitaux israéliens ; exécrait la colonisation des territoires, viscéralement hostile à sa violence et à son idéologie. Touché par l’appel du muezzin qu’il entendait à Nir Oz depuis Gaza et persuadé que les notes qui s’affranchissaient des clôtures étaient une amorce de dialogue, Uri, encouragé par Carmela, avait imaginé – et fait voter par le conseil du kibboutz – l’installation d’un jeu de miroirs immenses sur la tour d’une usine qui, selon la position du soleil, envoyait des « signaux d’amitié » aux Gazaouis. De même qu’il avait conçu un panneau « Faisons la paix » pour remplacer les barrières à l’entrée du kibboutz. « L’utopie pacifiste de ce couple était sans limite, a raconté un cousin. Un jour, Uri m’a même dit être prêt à céder aux Gazaouis, s’il le fallait, le territoire du kibboutz. “Tu es fou, lui ai-je dit ! Tu abandonnerais la tombe de tes parents enterrés à Nir Oz ?” Il m’avait répondu : “Nous accueillons bien des tombes musulmanes dans nos cimetières !” Eh bien, c’était ça, Uri et Carmela ! »

Les témoignages ont continué. « En ce moment, le plus difficile est de garder espoir, a dit un jeune homme. Mais en pensant à Carmela, il nous faut résister aux sentiments de haine et de vengeance ! » Un autre a appelé à défendre l’idéal de Nir Oz, ce kibboutz fondé en 1955, à l’opposé de l’état d’esprit de l’actuel premier ministre, Benyamin Nétanyahou. « Nous avons une dette envers Uri et Carmela. Il importe que leur souffle demeure ! » Et d’appeler volontaires et bienfaiteurs à la reconstruction de Nir Oz. Enfin, une enfant de 12 ans s’est adressée à la petite-fille de Carmela. « Nous te faisons le serment, Noya, de tout faire pour un monde en paix. » Galit, la fille de Carmela et la mère de Noya, pour laquelle « chaque jour est un 7 octobre », n’est pas encore parvenue à savoir ce qui leur était réellement arrivé. Et cela la ronge. Le 6 octobre, elle avait convié sa mère à venir chez elle, dans un kibboutz voisin de Nir Oz, partager la soirée du shabbat. Après le dîner, la petite Noya s’en était allée dormir chez sa grand-mère, avec qui elle avait un lien très privilégié. A l’aube du 7 octobre, tandis que des roquettes s’abattaient sur toute la région et qu’on entendait des tirs d’armes automatiques, Galit a eu brièvement Carmela au téléphone, puis sa fille : « Il y a du bruit dehors, maman. J’ai peur. » Puis plus rien. Pendant dix jours, elle a retenu son souffle et son sommeil, imaginant la grand-mère et sa petite-fille prises en otage à Gaza puisque aucune trace ne subsistait au kibboutz. Et puis les autorités l’ont prévenue que les corps avaient été identifiés grâce aux analyses ADN. Où ? Comment ? Dans quelles circonstances ? Elle n’a reçu aucune explication. Elle sait simplement que la maison si soignée de Carmela, celle qui avait accueilli tant d’amis, de parents, de jeunes venus de France, n’est plus qu’un tas de cendres.

Quand nous les rencontrons à Montpellier, Geneviève Molina et Michel Ghnassia chuchotent plus qu’ils ne parlent. Parfois, les larmes les submergent et ils pleurent en silence. Si les anciens époux acceptent de se confier, c’est parce qu’ils sont animés par la volonté d’honorer la mémoire de leur fils, Valentin, tué le 7 octobre ; « un shabbat maudit », murmure Geneviève. Le jeune Français, engagé volontaire dans l’armée israélienne, a perdu la vie en combattant les terroristes du Hamas qui attaquaient le kibboutz de Beeri. Alors, oui, si hommage national aux Invalides il y a, ils s’y rendront, accompagnés de leur fille aînée, Chloé, 25 ans, inconsolable depuis la mort de son frère. Geneviève Molina et Michel Ghnassia, séparés depuis plusieurs années, vivent à Montpellier, où Valentin est né le 28 octobre 2000. « Tout petit déjà, c’était une pile électrique », sourit tristement Michel. « Solaire », « généreux », « drôle », « curieux de tout », « débrouillard » et « passionné » sont les mots choisis pour le décrire. Valentin grandit au sein d’un foyer respectueux des traditions juives et découvre Israël pour la première fois à l’âge de 9 ans. Il s’éprend de cette terre où vit une partie de sa famille. Partir là-bas, l’idée l’obsède, surtout après qu’il s’est fait traiter de « sale juif » au collège. « Notre fils a souffert de l’antisémitisme et en avait assez de se cacher pour porter la kippa », raconte Geneviève, épuisée par des nuits sans sommeil. Mais il reste en France, passe son bac, intègre la faculté de droit de Montpellier, où il étudie pendant quatre ans. A lire dans Le Midi libre l’hommage qui lui a été rendu le 23 octobre, son passage a marqué les esprits. En témoigne cet extrait du discours prononcé par le doyen, Guylain Clamour : « Valentin était magnifique d’intelligence, de vivacité et avait de grandes qualités oratoires. Sa mort est une terrible déchirure pour notre communauté, celle des chercheurs qui éveillent les consciences et forgent l’esprit critique. »

En février 2022, le jeune homme renonce à devenir avocat et s’envole pour Israël, où il apprend l’hébreu et suit une formation militaire. « Il voulait combattre, sauver des vies, protéger les gens », insiste son père. C’est ce qu’il fera le 7 octobre, quand son unité parachutiste, le bataillon 890, est envoyée à quelques kilomètres du kibboutz de Beeri, pris d’assaut par le Hamas. Son escadron vient au secours de nombreux civils. Après plusieurs heures de combat, le sergent Ghnassia est tué quasiment à bout portant par un assaillant réfugié dans une des maisons du kibboutz. « Son commandant nous a dit qu’il s’était comporté en héros », ajoute Michel. Le 12 octobre, l’enfant de Montpellier a été inhumé sur les hauteurs de Jérusalem, au cimetière militaire du mont Herzl. « S’il lui arrivait quelque chose, il m’avait confié vouloir reposer dans ce pays qu’il aimait tant », assure sa mère. Valentin Ghnassia devait achever son service militaire fin octobre puis demander la nationalité israélienne. Il n’en a pas eu le temps. Mais le 15 novembre, le jeune Français a été fait citoyen d’honneur d’Israël en vertu d’une loi adoptée en urgence par la Knesset, le Parlement national, et qui porte son nom, « Eli Valentin ». Désormais, comme lui, les étrangers morts au combat « pour la patrie » pourront obtenir la nationalité israélienne.

Sigal Levy, 31 ans, benjamine d’une famille de quatre enfants, a toujours eu le goût des autres. Depuis toute petite, explique sa mère, Annie, originaire de Cherbourg (Manche) et installée en Israël depuis le début des années 1970, elle avait juré qu’elle s’occuperait des plus démunis, des paumés, de ceux qui peinaient à trouver un sens à leur vie, convaincue de pouvoir leur fournir de l’espérance et les remettre d’aplomb. Elle était donc devenue assistante sociale et s’en trouvait heureuse. « Ses amis lui disaient : “Ce sera dur et mal payé”, se souvient sa maman, jointe par téléphone à Netanya. Mais Sigal s’en fichait. C’était sa vocation. » Et il est bien possible que l’exemple de son père, originaire du Maroc et aide-soignant auprès de handicapés, y soit pour quelque chose. Volontaire pendant ses études au sein de l’association Elem et de son projet Good People visant à secourir les jeunes en détresse, soit dans les villes en les accueillant dans des antennes mobiles, soit dans des fêtes et festivals, elle en était devenue salariée, dirigeant l’antenne, réputée difficile, de l’agglomération de Ramla-Lod, à la population juive et arabe. Puis, elle avait pris le poste d’assistante sociale dans une école de la banlieue de Tel-Aviv qui était un peu celle de la dernière chance pour des ados délinquants ou déscolarisés. Cela ne l’empêchait pas, pendant ses loisirs, de reprendre bénévolement du service auprès d’Elem, toujours pour s’occuper des jeunes à qui elle offrait une écoute affectueuse et sans jugement. C’est ainsi qu’elle s’est retrouvée au festival Tribe of Nova, dans la nuit du 6 au 7 octobre, et face aux terroristes du Hamas, au petit matin. L’épouvante ressentie par l’équipe a été racontée à sa mère par quelques rescapés. La fuite éperdue à bord d’une camionnette de l’association, le chaos de la circulation, les tirs tous azimuts provenant de terroristes surgissant de toutes parts, la panique de milliers de jeunes gens…

« On a localisé son téléphone, raconte la mère. Il ne bougeait ni ne répondait pas. Alors on a pensé qu’il était tombé et on a recherché Sigal dans tous les hôpitaux. » En vain. Le portable a finalement été restitué à la famille au bout de quatre jours d’angoisse, ainsi que la bague de fiançailles de Sigal. « L’or avait changé de couleur, poursuit Annie Levy, mais je préfère ne pas avoir de détails. Son corps a été identifié par la dentition dont l’armée conserve les données depuis le service militaire. » La jeune femme se réjouissait de venir en France en famille au mois de mars : « Elle devait se marier le 18 janvier. Nous avions acheté ensemble la robe blanche qu’elle prévoyait d’offrir ensuite à une association de femmes victimes de violences. Je m’en suis chargée. Sigal, mon bébé aux yeux turquoise, ne la portera pas. Elle a été enterrée le 11 octobre, entourée d’une multitude de jeunes, de cousins, de copains, de collègues dont elle était follement aimée. »

Céline Ben David Nagar avait envie d’aller danser, ce samedi 7 octobre. Cette Franco-Israélienne de 32 ans, « joyeuse et lumineuse » comme la décrit Mahaiane, l’une de ses amies, voulait fêter la fin de son congé maternité et s’amuser avant de reprendre son travail à Tel-Aviv dans le cabinet d’avocats où elle était responsable du secrétariat. Elle y avait rencontré son futur mari, Ido Nagar, et de leur union était née la petite Ellie, âgée aujourd’hui de 8 mois. Céline, accompagnée d’un couple d’amis, quitte vers 5 heures la ville d’Holon, où ils résident, et roule vers le sud pour rejoindre le festival de musique Tribe of Nova. Ils n’y arriveront jamais. Sur la route, une pluie de roquettes, tirées à 6 h 30 de la bande de Gaza, les oblige à foncer dans un abri. Céline appelle son mari, qui propose de venir la chercher. A 7 h 11, elle le rassure par un SMS : « Ne t’inquiète pas, les soldats sont là. » Ce seront ses derniers mots. Les terroristes du Hamas, vêtus de faux uniformes israéliens, tirent à tout va et lancent des grenades dans le refuge en béton. Une vidéo de télésurveillance du kibboutz de Mefalsim, situé à proximité, filme la scène que la famille découvrira plus tard avec horreur.

Sans nouvelles de sa femme, Ido Nagar la croit entre les mains du Hamas. Epaulé par Yaelle Krief, porte-parole du comité de soutien créé afin de demander la libération de Céline, il participe, le 12 octobre, à une conférence de presse consacrée aux familles des Français enlevés ou portés disparus. L’avocat a choisi de s’exprimer devant les caméras, la petite Ellie assise sur ses genoux. A ses côtés, Samuel, le frère de Céline, appelle Paris à l’aide : « Nous avons grandi en France ; dans notre cœur, on est français à 100 % ; on chante des comptines à Ellie en français… » Les images font le tour du monde. Quatre jours plus tard, le 16 octobre, des militaires annoncent à Ido Nagar la mort de son épouse, laquelle sera enterrée dès le lendemain au cimetière de Holon. Céline est née en Israël d’une mère française et d’un père israélien, mais elle a grandi à Lyon où sa famille a décidé de s’installer. Inquiets des insultes et des menaces physiques proférées à l’encontre de leurs enfants parce que juifs, les parents décident, en 2006, de repartir en Israël. L’adolescente n’en pouvait plus de ces agressions antisémites. Elle devient alors interne au lycée français de Guivat Washington, près de la ville d’Ashdod, et partage notamment sa chambre avec Maihaiane, originaire de Rouen. « J’entends encore son rire si communicatif, mais elle savait aussi défendre son point de vue », témoigne la jeune femme, qui a fait son alya en 2008.

Après le lycée, Céline Ben David choisit de ne pas intégrer l’armée, préférant accomplir un service national qui l’amène à s’occuper d’enfants en difficulté. Puis elle enchaîne les petits boulots, vit en colocation à Eilat puis à Tel-Aviv, croque la vie à pleines dents. « Elle était super attachante », témoigne Maihaiane qui, en son souvenir, a organisé, le 11 décembre, une fête de Hanouka pour Ellie, le bébé de Céline. La première, sans sa mère, mais une cagnotte à laquelle beaucoup d’amis ont participé a permis de faire une razzia dans les magasins de jouets.

Shiraz Brodash, Franco-Israélienne de 23 ans, était une athlète complète. Elle courait, sautait, dansait, et les habitants du village agricole de Ramot Meir, où s’étaient installés ses grands-parents français après leur alya à la fin des années 1960, avaient l’habitude de croiser sur les sentiers sa fine silhouette de joggeuse. Adolescente, elle s’était fait remarquer en gymnastique artistique et acrobatique et avait pris part à de nombreuses compétitions d’athlétisme. Cela aurait pu la dispenser de service militaire, en le remplaçant par des entraînements sportifs. Mais non : la jeune fille avait tenu à faire son devoir dans le pays qu’avait choisi de rejoindre sa famille. Après les deux ans réglementaires, elle avait préparé un diplôme de coach sportive et avait créé, dans une partie du jardin de ses parents, une petite salle de sport qu’elle équipait peu à peu, et où elle donnait notamment des cours de pilates. Entreprenante, elle avait pour ambition de compléter sa formation par des études de diététique. « Un tourbillon de joie », nous dit sa grand-tante, Chantal Méttoudi, ancienne inspectrice de l’éducation nationale en France, qui voyait la jeune fille plusieurs fois par an. Sur les réseaux sociaux, ses amies évoquent son optimisme et sa capacité à entrer en relation avec quiconque. Chantal Méttoudi confirme : « Trois mots d’hébreu, deux mots d’anglais, un mot de français, et hop ! Shiraz, dans un grand éclat de rire, emportait l’adhésion de tout le monde. On riait tant ensemble. Elle était si gentille ! » Il y a un an, alors que sa mère, professeure de littérature, affrontait un grave problème de santé, Shiraz avait pris son relais, s’occupant de sa sœur et de son frère plus jeunes, soutenant sa mère qu’elle appelait son « héroïne ».

Le 6 octobre, elle était allée passer la soirée de shabbat dans la ville de Netivot, où habitait la famille de son amoureux, membre des forces spéciales de la police. A 7 heures, le lendemain, celui-ci a reçu l’ordre de rejoindre en urgence son unité d’élite, sans plus d’informations. Shiraz a proposé de le déposer elle-même à la base et de rentrer ensuite chez ses parents, plus au nord. Elle n’en a pas eu le temps. Sur la route, un obus du Hamas a torpillé leur voiture. Le corps du jeune homme a été identifié au bout de neuf jours grâce au numéro de son arme de service ; celui de Shiraz par des prélèvements d’ADN. Le seul réconfort des familles tient dans l’amour que se portaient les deux jeunes gens qui avaient voyagé à Paris au printemps et prévoyaient de faire leur vie ensemble. A la fin des trente premiers jours de deuil, la famille du garçon est venue offrir à celle de Shiraz la bague de fiançailles qu’il venait d’acheter.

Marie-Béatrice Baudet et Annick Cojean