2023-10-15 Depuis le pogrom par Bruno Karsenti & Danny Trom

Les coordonnées du monde juif, après ce qui s’est produit en Israël les 7 et 8 octobre 2023, ne sont plus les mêmes.

Elles bougent, se recomposent et s’agencent autrement, si bien que parmi tous les sentiments qui assaillent les juifs aujourd’hui figure la désorientation provoquée par ce bouleversement.

Il n’est pas aisé, tandis qu’on est saisi par l’effroi et plongé dans le deuil, d’en dégager la logique. Discerner la situation nouvelle n’est possible qu’à nous forcer à ouvrir les yeux – quand bien même nous voudrions les refermer pour ne plus regarder qu’en nous-mêmes.

Mais il le faut bien.

Il le faut pour que les actions qui vont suivre se placent sous la gouverne de notre réflexion, du moins de celle dont on reste capable.

Et puisque la réflexion, épurée autant que possible d’affects et conduite jusqu’au bout, revêt un caractère public et ne distingue pas entre juifs et non-juifs, parlons donc d’une façon que tout le monde puisse entendre.

L’État d’Israël, jusqu’à ces jours où l’action criminelle des islamistes palestiniens s’est déchaînée dans le sud du pays, a été un centre juif d’exception : le seul, dans la constellation des points du monde où les juifs sont disséminés depuis la fin du royaume, non pas à dépasser la condition d’exil du peuple (la Galout), mais à lui conférer une modalité nouvelle au regard de sa conformation traditionnelle : celle d’un lieu pour tous les juifs du monde qui, sans être leur ancien royaume restauré, leur assurerait la sécurité .

Le mot, pour les juifs, rend un son étrange.

Il n’a pas la signification qu’on lui attribue d’ordinaire, lorsqu’on pense notamment, comme il est juste par ailleurs de le faire, à son occurrence (sous le nom de « sûreté ») parmi les droits de l’homme référés à l’individu générique dans la déclaration de 1789 comme dans celle de 1948.

Voilà ce qu’on omet en général de noter : si « sécurité » veut bien dire pour un individu la préservation de sa vie et de son intégrité physique face aux agressions venant d’autres individus, groupes ou pouvoirs en place (étatiques ou non), le même mot revêt forcément une signification plus spécifique quand il renvoie à des collectifs définis.

Car il se colore alors forcément de leurs expériences historiques particulières accumulées, réfractées en chaque destin individuel des membres du collectif concerné.

Qu’en est-il pour les juifs ? Pour eux, la sécurité recouvre la neutralisation du pogrom . C’est de cette forme très particulière de violence collective, à laquelle il revient au centre juif de Russie de la fin du 19e siècle d’avoir donné tardivement son nom propre, créant une catégorie applicable à rebours et permettant de mieux lire l’histoire juive dans tout son déroulement, que la sécurité acquise représente la neutralisation.

Par ce désignatif du pogrom, un type d’épreuve que les juifs vécurent de façon récurrente depuis le 1er siècle jusqu’à l’époque moderne et contemporaine – selon des modalités et avec des intensités et des fréquences diverses – se trouvait adéquatement saisi.

Pour tout juif, elle a une résonance qu’un freudien appellerait à la fois onto- et phylogénique. Histoire collective du peuple et perception de soi des individus s’y mêlent et s’y condensent. Pour tous et pour chacun, se sentir en sécurité signifie ne pas redouter l’émeute antijuive, encadrée ou non, émanant de groupes organisés ou de foules inorganisées, avec sa cohorte de meurtres et d’exactions de toutes sortes, et en tant qu’elle voue à la torture, à la mutilation et à la mort tous les individus du peuple indistinctement, dans les lieux où on les traque et les trouve, sans égard au sexe ou à l’âge, qu’ils soient femmes ou hommes, nouveau-nés ou vieillards.

En ce sens, il importe de le noter, le pogrom comporte en lui-même une passion exterminatrice du côté de ceux qui les commettent, comme il comporte une dimension de menace existentielle du côté du groupe visé, répercutée dans la conscience de chacun de ses membres.

Pris en ce sens – et en prenant soin de souligner que la catégorie est évidemment applicable à d’autres peuples dès lors qu’ils se voient placés dans des situations analogues – il est le nom propre de la persécution et de la souffrance juives. Par où l’on voit aussi qu’il s’agit de la violence corrélative de la Galout : celle que redoutent les collectifs structurellement minoritaires en lesquels se distribue géographiquement le peuple en exil.

Quant à la « sécurité », pour les juifs, elle n’est rien d’autre que la condition où cette violence tout à fait spécifique se voit neutralisée.

C’est ce à quoi la création de l’État d’Israël, après la Shoah – où la violence a franchi un nouveau seuil, puisque la persécution par le pogrom, depuis le centre allemand, s’exhaussa en politique d’extermination résolue et rationnellement mise en œuvre à l’échelle d’un continent – a censément mis fin, en un seul et unique lieu du monde, exception territoriale à ce titre.

Le paradoxe vaut d’être souligné : ce pays procure de la sécurité collective juive, quand bien même il fait baisser le niveau de sécurité individuelle objective – puisqu’il s’agit en l’espèce d’un État situé dans un environnement hostile, fait de puissances qui veulent sa destruction ou au mieux se résignent bon gré mal gré à sa factualité, et que les attentats et les bombardements sont la trame continue de l’existence de tous, les accalmies succédant irrégulièrement aux pics, et inversement.